Il y a sept cent ans de cela, le 3 juillet 1315, l'édit du roi Louis X le Hutin abolissait définitivement l'esclavage sur le sol français.
Certes, les historiens – Marc Bloch en premier – montrent que l'importance historique de cet acte ne doit pas être surestimé, celui-ci entérinant un fait plus qu'il ne crée une situation nouvelle : il n'y avait déjà, sur le sol du Royaume de France fort réduit à l'époque, plus d'esclaves, et c'est essentiellement un servage personnel résiduel, attaché à la personne du maître, qui se trouve aboli (tandis que le servage courant, attaché à une terre de mainmorte, reste en place)…
Le faible caractère transgressif de cet édit a conduit à laisser dans l'oubli une conséquence nettement plus marquante de cette abolition précoce : l'édit du 3 juillet 1315 n'a jamais été aboli, même au plus fort de la traite négrière, produisant une situation paradoxale qui structure jusqu'à présent les représentations du monde.
En effet, l'invention du racisme au moment de la conquête du Nouveau Monde et surtout de la Traite Atlantique et afin de légitimer cette dernière – les arguments initiaux, d'ordre théologique, n'ayant pas entraîné l'adhésion des masses – est ce que l'on retient ordinairement de cette organisation à grande échelle du crime et de l'exploitation nécessaire à une nouvelle accumulation primitive dans une Europe aux opportunités capitalistiques limitées; or le seul racisme aurait logiquement amené à ce que le statut des « races » considérées inférieures par essence soit partout le même, l'essence, par définition, ne variant pas avec le lieu.
Le statut de « sol libre » ne fut pourtant jamais remis en question pour la France métropolitaine, et si les quelques esclaves noirs qui abordèrent la terre de France ne furent pas nécessairement mis au courant qu'ils étaient légalement libres, cette impossibilité de l'existence d'un statut d'esclave en France fut reconnue à chaque fois que l'affaire arriva jusqu'à un tribunal, cela pendant qu'un système quasi-industriel d'esclavage se mettait en place dans les plantations françaises des Antilles et que les armateurs français pratiquaient la traite à grande échelle.
Il a donc fallu à la fois théoriser discrètement une forme de schizophrénie dans la conception de l'Homme et de l'univers, et faire disparaître de la conscience publique la contradiction qu'elle sous-tend.
Cette schizophrénie, jamais vraiment conceptualisée par ses défenseurs et rapidement disqualifiée par ses adversaires abolitionnistes des Lumières puis de la République, a construit l'imaginaire collectif de la société française d'une façon passée inaperçue…
Le concept de « démocratie Herrenvolk », démocratie limitée sur des critères ethniques, a pu séduire comme description de l'organisation politique du monde ; pourtant, au-delà des cas atypiques des états esclavagistes d'Amérique, de l'Afrique du Sud et peut-être d'Israël, elle ne décrit que très superficiellement la fluidité particulière des barrières sociales réellement existantes, souvent effectivement étanches et racistes, mais surprenamment perméables dès lors que certains critères jamais précisément définis sont réunis.
Les Indigènes de la République ont revitalisé le débat intellectuel et permis de mettre en mots un ressenti largement partagé¹ et jusque-là refoulé en mettant en lumière les continuités historiques et politiques qui existent entre le traitement colonial des indigènes d'autrefois et la relégation sociale mâtinée de répression policière des immigrés d'Afrique du Nord ou subsaharienne actuellement ; cependant leur refus d'une pensée dialectique pouvant conceptualiser à la fois ces continuités et les indéniables opportunités offertes aux enfants d'immigré limite l'intérêt de leur apport théorique et organisationnel et les maintient dans une marginalité politique et intellectuelle partiellement méritée.
La conception née du paradoxe - maintenu plusieurs siècles et au cœur de l'organisation du monde occidental de l'époque - d'un esclavage interdit sur le sol même de ceux qui le pratiquaient intensivement ailleurs, d'une variabilité de l'essence humaine et de la nature de la morale selon que l'on se trouve d'un côté ou l'autre d'une frontière politique, d'une humanité donc géographiquement définie, d'une localité de l'éthique et des principes politiques, paraît un bien meilleur explicateur – certes non unique – du fonctionnement politique du monde moderne et de la légitimité différenciée accordée aux différents peuples ou segments de peuples, notamment en ce qu'il permet de comprendre le caractère hautement arbitraire de la reconnaissance d'une essence entièrement humaine ou non aux personnes concernées.
Certes, un imaginaire collectif ne se maintient pas si longtemps s'il organise le monde d'une façon qui s'oppose aux intérêts des classes dominantes, et n'existe pas en-dehors de l'Histoire ; et cette conception d'une humanité géographiquement définie a été autant en butte à une re-racialisation du monde par l'aventure coloniale (qui a toujours reconnu la citoyenneté entière de certains éléments choisis des "races inférieures") et les zoos humains de l'avant-guerre qu'à la tentative de déracialisation du monde consécutive aux horreurs de la seconde guerre mondiale et aux luttes anticoloniales.
Mais elle a été aussi réinventée et réalimentée par la construction médiatique d'une représentation collective divisant entre un monde « réel », celui de l'expérience nationale et occidentale, des confrontation d'intérêts impactant potentiellement la vie individuelle et collective, et un monde fantasmatique, celui des « pays de la télé », incommensurable au « nôtre », terrains de conflits épouvantables ou émouvants mais sans rapport avec les enjeux du premier.
Ainsi l'antiracisme de gauche, paternaliste ou sincère, s'est toujours centré sur les populations vivant en France, déconnecté des enjeux de leurs pays d'origine ou de l'organisation politique et économique mondiale, bien au-delà de ce que pouvait justifier la spécificité de ces populations, la proximité géographique et linguistique ou le partage d'un même territoire.
On pourra se rappeler que même la marche des Beurs, certes ultérieurement récupérée mais initialement menée par les acteurs eux-mêmes, se définit non seulement comme acteur autonome et nouveau (ce qui a une légitimité objective) mais aussi en opposition à toute identité plus large, histoire plus ancienne ou solidarité collective extérieure, ce que porte son intitulé même, beur plutôt qu'arabe ou nord-africain.
De même, l'opposition parfois très courageuse à la persécution des sans-papiers au fur et à mesure de la construction progressive d'un racisme d'État est certes louable, mais se juxtapose à une indifférence quasi-totale² aux exactions commises par le même pouvoir d'état envers les mêmes populations dans leur pays d'origine ; comment comprendre un tel paradoxe sinon par cette séparation profonde et impensée du monde en deux réalités inconciliables, dont l'une se voit tout simplement déniée d'être réellement réelle ?
Le tiers-mondisme militant des années 60 à 80 paraît lui relever bien plus du développement d'un fantasme européen sur les capacités militantes d'un Ailleurs magnifié dirigé par des élites parfois révolutionnaires mais toujours occidentalisées, dont la très superficielle pénétration des couches profondes de la conscience populaire de leurs différents pays était largement surestimée par des intellectuels pour qui l'important était de ne pas avoir à se salir les mains dans l'organisation des masses ouvrières de leur propre pays, que d'une véritable intégration de l'entièreté de l'humanité en une réalité commune.
Comment encore comprendre la surprise des généraux chiliens devant l'indignation internationale³ devant leurs exactions sanglantes et la terreur d’État qu'ils installèrent, alors qu'ils ne faisaient que « défendre l'Occident chrétien contre le communisme », et la surprise inverse (quoique relative) des généraux égyptiens devant le blanc-seing qui leur est laissé pour tuer et torturer à leur guise, y compris les héros de la révolution acclamée quelques années plus tôt ?
Certes, la criminalisation de toute pensée contestataire se référant à l'Islam (et les erreurs objectives du régime Morsi) joue un rôle majeur, mais la phobie anticommuniste n'était pas moindre durant les années de plomb latino-américaines… Et par ailleurs le paradoxe entre le massacre à grande échelle de manifestants largement pacifiques en Égypte approuvé par gouvernants et opinion publique européenne, et l'attention portée (légitimement quoique se limitant souvent à l'incantation) à éviter l'amalgame et la stigmatisation envers les musulmans européens par la même opinion publique et les mêmes gouvernements européens montre bien que la question islamiste n'est pas le seul facteur. En réalité, joue probablement doublement cette séparation conceptuelle jamais conceptualisée : à la fois la vie des fellahs et ouvriers égyptiens torturés compte peu parce qu'elle n'est pas de même essence que l'humanité réelle, et à la fois le rejet a priori dans l'inacceptable de toute pensée islamiste, sans aucun examen de ses propositions concrètes ou de ses contradictions, de ses objectifs proclamés ou des forces sociales qui le portent, trouve sa source moins dans le caractère réactionnaire assumé de certains de ses porte-paroles que dans le fait qu'il s'agit d'une idéologie née dans la partie de l'humanité à qui il n'est pas reconnu d'essence politique, qui n'a pas le droit de réfléchir de façon indépendante⁴.
On notera que l'internationalisme prolétarien d'antan, s'il reste un bel idéal, à la fois n'a jamais concrètement aboli cette pensée spontanée d'un monde divisé, et a le plus souvent consisté moins en une véritable tentative de penser le monde dans sa globalité qu'en une volonté d'enrôlement des couches périphériques dans les combats considérés comme stratégiques par les forces militantes du centre.
La mobilisation – louable dans sa générosité spontanée et pas toujours teintée de paternalisme – de ces derniers mois autour des migrants naufragés ou des réfugiés syriens, sans aucune mesure avec le désintérêt sur la manière dont Frontex organise systématiquement la léthalité croissante des routes d'émigration à la source ou envers les conditions de vie des mêmes migrants avant leur départ, ne peut prendre sens qu'en rappel de cet imaginaire collectif résistant à la pensée rationnelle et concevant une essence humaine différente selon qu'on est au point de départ ou d'arrivée d'une route migratoire...
Car cette schizophrénie quant à la conception collective de l'Humanité, universaliste dans tout discours et différencialiste sur une base arbitraire dans sa mise en œuvre, n'a jamais été pensée, l'universalisme s'étant présenté comme une évidence - dès 1315 - sans interroger ce qui sous-tendait les pratiques concrètes et renvoyant à un refoulé inavouable toute mise en mot de l'expérience concrète des rapports inégaux.
Non seulement ce refoulé remonte à la surface de façon extrêmement violente dans la majorité des pays d'Europe sans être réductible au racisme par lequel les élites au pouvoir tentent de le disqualifier, mais la prégnance de ce différencialisme inconscient dans la quasi-totalité des représentations politiques rend incapable de comprendre l'organisation moderne du capital qui elle n'a cure ni de territorialité ni d'une essence humaine au-delà de la valeur économique et financière de chacun, et accorde même paradoxalement une supériorité morale au libéralisme qui veut réellement implanter partout son modèle, sans distinction géographique.
Il produit également la sidération collective face à la situation grecque, interdisant d'analyser comment FMI et troïka se contentent d'appliquer le même programme qu'ils ont méthodiquement appliqués à la majorité des pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine l'un après l'autre depuis trois décennies maintenant…
Certes Jean-Luc Mélenchon, de par sa connaissance de la situation latino-américaine, a fait ce diagnostic depuis plusieurs années déjà, mais le silence qui l'a accueilli témoigne clairement de l'impossibilité structurelle de penser qu'une politique et un rapport de force construit pour « les pays de la télé » puisse être appliqué à un pays européen.
Politique non pas de ruine du pays comme le voudraient les effets de manche médiatiques, mais de restructuration en profondeur de l'économie afin de les intégrer totalement au capitalisme mondialisé en position subalterne, de mise au pas de la bourgeoisie nationale ainsi que des éléments des classes populaires ayant pu construire un rapport de force localement moins défavorable, de cooptation des élites libérales à la classe dominante mondiale pour peu qu'elles renoncent à leurs attaches locales, et de destruction systématique de toute structure politique, économique ou sociale capable de servir d'appui à un développement autochtone, qu'il soit capitaliste, pré-capitaliste ou post-capitaliste.
Penser cet impensé fondateur et arriver à produire une unité conceptuelle du genre humain résistant aux faits et à la réalité d'une vaste disparité des expériences concrètes, des rapports de force localement négociables, et des cultures populaires anciennes comme modernes paraît donc une tâche indispensable, non seulement parce que le sommeil de la raison engendre des monstres, mais pour pouvoir réfléchir de façon réaliste à un autre avenir que la domination sans limite du capital ou sa contestation par des forces réactionnaires localisées.
¹ Notamment dans les classes éduquées issues de l'immigration mais n'ayant pas pu ou voulu être intégrées aux « élites » triées sur le volet appelées à rejoindre la bourgeoisie « républicaine » incolore
² Ou chez les plus engagés, une vague indignation sans conséquences concrètes
³ Y compris de l'opinion publique américaine et européenne modérée, pourtant largement anticommuniste
⁴ Quitte à se tromper : la possibilité de l'erreur est inhérente au fait démocratique
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